Il
y a un peu plus de 73 ans mourait Louis Forton (1879-1934).
Il est temps de le faire sortir de l’oubli ! Avec deux bandes dessinées
(les Pieds-Nickelés et Bibi
Fricotin) il régna sur les jeudi du premier tiers
du XXe siècle et enchanta de nombreuses générations
de gamins aux genoux couronnés de mercurochrome.
Quand, en 1908, il crée les Pieds-Nickelés, Forton invente
la bande dessinée populaire, celle du peuple des faubourgs, des
Titis parisiens et autres Gavroches en opposition à la bourgeoisie
bien pensante qui trouvait davantage son bonheur dans la contemplation
des planches de Bécassine.
Si ses Pieds-Nickelés ont participé à la guerre de
14-18, ils ne sont pas militaristes pour autant. Comme leur père,
ils se méfient de l’Autorité. Avec Forton on plonge
dans l’irrévérencieux. A l’instar des chansonniers,
il brocarde les travers de la IIIe République, celle des profiteurs
de tous poils. Nouveaux riches et gogos sont ses têtes de turcs
préférées. D’ailleurs il n’hésite
pas à inviter les puissants du jour à passer dans ses planches.
C’est comme ça, en passant, que Forton invente la bande dessinée
politique et la bande dessinée militante. Le racisme ? Ribouldingue,
le barbu, est marié avec Manounou, une noire plantureuse que l’on
retrouve dans quelques histoires. La police et la justice ? C’est
la vieille histoire de Guignol rossant le gendarme. Forton est opposé
à la peine de mort et le prouve dans les pages oubliées
de "Attractions sensationnelles".
Personne n’échappe à son coup de patte. Dans ce même
album, il illustre également les passe-droits dont bénéficient
certaines personnalités. La grosse dame du pousse-pousse ne s’exclame-t-elle
pas « Ca m’est égal, (je suis femme de sénateur)
je ne paie pas ! » Dans un autre album (les
Pieds-Nickelés ont le filon) il dénonce la
corruption d’un député. Née d’une bonne
intention, la prohibition (aux Etats-Unis) fait partie de ces grandes
mesures ineptes et inutiles qui ne sont bénéfiques qu’à
la pègre. Bon vivant et amoureux de la bonne chair, Louis Forton
ne pouvait faire moins qu’en montrer les travers.
Les héros de Forton bénéficient d’une morale
élastique mais ils ne sont pas méchants. Les Pieds-Nickelés
se refusent à voler les émigrants expulsés d’Amérique
et s’en prennent aux passagers de première classe, pendant
que, dans les albums qui lui sont consacrés, au même moment,
Bibi Fricotin fait des tours de potache. Par le biais de ses personnages
et s’attachant au peuple de "la France d’en bas",
c’est un portrait historico-sociologique que brosse Forton.
Venant du peuple et plaisant au peuple, les Pieds-Nickelés sont
une BD populaire au sens noble du terme. Par leur attitude, les personnages
de Forton font plus penser à des Robin des Bois maladroits qu’à
des gangsters de haut-vol, nous sommes loin du roman noir. Il y a du Gaulois
en eux, c'est cet aspect frondeur – que chaque français aime
retrouver en lui – qui fut cause de leur succès. Serions-nous
devenus trop sages aujourd’hui pour ne plus nous reconnaître
en eux et laisser Forton dans l’oubli ?
Louis Forton naît le 14 mars 1879 à Sées (Orne),
où son père exerce la profession de piqueur d'attelages.
Quelques années plus tard, il suit ses parents à Marly-le-Roi
où son père ouvre un commerce de chevaux. Elevé dans
une atmosphère hippique et équestre, il fut tour à
tour garçon d'écurie, lad, puis jockey et il gardera toute
sa vie le goût de la fréquentation des champs de courses.
C’est là, qu’à vingt-cinq ans, il fait la connaissance
des frères Offenstadt qui l'engagent comme dessinateur
dans le journal L'Illustré (1904), où, en juillet
de cette année, il publie L'Histoire du sire de Ciremolle.
Il va dès lors multiplier les collaborations avec de nombreux titres
L’Illustré, bien sûr, mais aussi Le Jeudi
de la jeunesse, Le Journal moderne, Diabolo Journal
ou l'American illustré pour lequel il dessine de nombreux
récits sous divers pseudonymes de style anglo-saxon (Tom
Hatt, Tommy Jackson, W. Paddock,
etc.). En 1906, l'Illustré cesse sa parution mais est
très vite remplacé par le Petit Illustré,
Forton en devient l'un des fournisseurs attitrés. Dans ses premières
bande dessinée figurent Les aventures de Séraphin
Laricot, publiées (en 1907-1908) dans l'American
Illustré, suivies l'années d'après de deux autres
séries Les Exploits d'Isidore MacAron
et Anatole Fricotard, puis Ce p'tit
n'amour d'enfant. Parallèlement, pour les frères
Offenstadt, Forton réalise de nombreuses illustrations dans la
Vie en culotte rouge et dans la Vie de garnison, les fameux
journaux spécialisés dans la gaulo-grivoiserie à
destination des militairest. Il dessine également dans Polichinelle,
« hebdomadaire humoristique de la famille », publié
par Flammarion et le Petit Illustré amusant.
Forton dessine de tout, partout. Des illustrations, des gags et des histoires
illustrées comme on disait alors. Et en 1908, les éditions
Offenstadt intensifient leur conquête du marché de la littérature
enfantine en lançant l’Epatant. Face aux journaux
du groupe Gauthier-Languereau qui visent les enfants de la bonne bourgeoisie,
le nouveau titre des Offenstadt revendique un statut d'illustré
populaire. Ce support fait une place importante au calembour facile, à
la grosse farce. On y trouve notamment les Années de
service de Théodore Tiroflanc et les
Fortes Émotions de Bacchus Tordboyaux. Au numéro
9, daté du 4 juin 1908, Louis Forton amorce une nouvelle série
appelée à un auguste destin : les Pieds Nickelés.
Ce sont eux, les Pieds Nickelés, qui vont faire de ce titre le
plus célèbre des illustrés du premiers tiers du siècle.
Dès les premières planches, ils remportent un extraordinaire
succès. Après une interruption due à la guerre (du
6 août au 26 novembre 1914), l'Épatant lança ses Pieds
Nickelés à l'assaut des "Boches" avant de les
expédier aux Etats-Unis (n° 669 du 26 mai 1921). Cet épisode
– qui donnera lieu au premier album « classique » des
Pieds Nickelés – ne sera publié qu’en 1929 sous
le titre les Pieds Nickelés se débrouillent.
Mais Forton ne se contente pas de ce triomphe, il veut plus encore et
crée d'autres bandes dessinées comme : Le Cavalier
Baluchon (1909), Les Tribulations de Berlingot
(1917), Les 26 métiers de Caramel (1920)…
sans retrouver le même succès et puis, en 1924 dans le Petit
Illustré apparaît : Bibi Fricotin,
un jeune garçon débrouillard. Ce véritable titi parisien
gouailleur et farceur aura une vie parallèle à celle des
Pieds Nickelés. Lui aussi, avec des pères différents,
traversera triomphalement le XXe siècle.
Atteint d'une cirrhose, Louis Forton décède, à l'âge
de 54 ans, au cours d’une intervention chirurgicale, à Saint
Germain en Laye, en 1934.
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Une des dernières planches de Forton, parue dans le Cri-Cri
du 6 juillet 1933
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